Sujet : Léopold est un personnage résigné à son sort. Discutez cette affirmation.
Michel Tremblay met souvent en scène, à travers ses personnages de théâtre, le misérabilisme qui caractérise la vie des citadins sous le régime obscurantiste de Duplessis. L'action du monologue de Léopold, dans À toi pour toujours, ta Marie-Lou, se situe en 1961, période charnière entre la passivité d'un peuple aliéné depuis de nombreuses générations et la Révolution tranquille, symbole de la libération. Léopold, représente bien cette période dans la mesure où, en digne victime du système social, il se résigne à son sort. Sa condition d'ouvrier pauvre et ignorant le prive des moyens nécessaires à l'action. La frustration engendrée par la médiocrité le pousse cependant à une révolte sourde qu'il exprime par la crudité de son langage et son rejet de la religion. Tristement impuissant à réagir pour lui-même, Léopold laisse tout de même présager des changements pour le futur.
Effectivement, nous pouvons affirmer que Léopold est un personnage qui semble résigné à son sort d'ouvrier misérable. Il est, en effet, tellement accablé par la vie qu'il mène, qu'il se sent incapable de réagir. Lorsqu'il évoque, avec ironie, le nombre d'années passées au service du même patron, qu'il déteste, il montre son impuissance à se sortir de sa douloureuse condition d'esclave : « C'est quasiment drôle quand tu penses que t'as commencé à travailler pour un gars que t'haïs à l'âge de dix-huit ans pis que t'es encore là, à le sarvir... » La relation déshumanisante qu'il entretient avec sa machine le prive de ses moyens et réprime toutes ses forces. La démesure avec laquelle il en parle témoigne de son déchirement. Il la personnifie de manière à la rendre menaçante et dominatrice :
[...] tu fais partie de ta tabarnac de machine ! C'est elle qui te mène ! C'est pus toé qui watches quand a va faire défaut, c'est elle qui watche quand tu vas y tourner le dos pour pouvoir te chier dans le dos, sacrement ! |
Il n'est pas étonnant, dès lors, qu'il se sente effondré et anéanti par son travail ingrat. La comparaison qu'il évoque est, à ce titre, on ne peut plus éloquente : « J'ai déjà l'air d'une loque. » Un peu comme une bête de somme, il se sent enchaîné à sa machine depuis trop longtemps : « Quand j'me suis atelé à c'te ciboire de machine-là, j'étais quasiment encore un enfant. » On comprend que Léopold est usé de s'être astreint à un travail répétitif, monotone et dégradant depuis tellement d'années et que, à cause de cela, il ne possède pas la force nécessaire pour changer sa condition.
Pourtant, Léopold laisse poindre une grande révolte dans son monologue. La violence de ses paroles prouve qu'il accepte mal sa dure réalité de père pourvoyeur. Il s'en prend à sa famille qu'il décrit comme des êtres avides, voraces et exigeants envers lui. Il utilise la métaphore animale pour exprimer sa profonde frustration : « Quatre grandes yeules toutes grandes ouvertes, pis toutes prêtes à mordre quand t'arrives, le jeudi soir ! Pis quand t'arrives pas tu-suite [...], ta chienne de famille, à mord pour vrai, okay ! » La fureur coupable qu'il ressent face à ses enfants se manifeste par de l'ironie : « Ben oui, t'es t'un sans-cur ! Y faut pas te le cacher, t'es t'un sans-cur ! » Léopold s'en prend aussi violemment à la religion, plus particulièrement à Dieu. Sa révolte s'exprime par des propos vulgaires : « Ben le bon Dieu, j'le r'mercie pas pantoute, pis je l'ai dans le cul, le bon Dieu ! » Il est vrai que Léopold ne possède guère d'autres ressources que le langage cru du joual et les sacres pour communiquer sa rage. Les champs lexicaux aussi bien que les nombreux points d'exclamation qui ponctuent presque chacune de ses phrases sont, à cet égard, très évocateurs : « Hostie ! Toute ta tabarnac de vie à faire la même tabarnac d'affaire en arrière de la même tabarnac de machine ! » Il est clair que sa famille, Dieu et sa machine suscitent en lui beaucoup de frustrations et constituent des obstacles majeurs à son épanouissement.
Ainsi, malgré sa grande colère intérieure, Léopold demeure impuissant à améliorer sa situation. Léopold est, à l'image du peuple québécois pendant la « grande noirceur », incapable de s'affirmer, aliéné au point de ne pouvoir pas se révolter concrètement. Il ne peut rien contre le pouvoir dégradant de sa « job steadée » qui le mine et finira par le priver tout à fait de ce qui lui reste d'humanité : « [...] dans vingt ans, j'srai même pu un homme ». Ce constat tragique de lucidité l'amène pourtant à pressentir le souffle de la libération que connaîtra le Québec de la Révolution tranquille. Il se permet, en effet, d'espérer de meilleures conditions de vie pour la génération qui lui succède : « Aujourd'hui, les enfants s'instruisent, pis y vont peut-être s'arranger pour pas connaître c'que j'ai connu... » Si leur révolte se manifeste plus concrètement que celle de Léopold, sans doute n'auront-ils pas à vivre dans l'ignorance et à subir le même sort.
Somme toute, nous pouvons affirmer que l'attitude de Léopold présente toutes les apparences d'une résignation. Toutefois, nous ne pouvons pas ignorer les indices de sa rébellion qui, bien qu'elle soit intérieure, n'en est pas moins vive. Témoin important de sa génération, Léopold est contraint de vivre dans la médiocrité à laquelle l'a acculé une société aux valeurs rétrogrades. Le geste fatal qu'il posera à la fin de la pièce témoigne d'ailleurs de la virulence de sa frustration et du tragique de sa situation.