Sujet : Est-il juste d'affirmer que le passage du réel au surnaturel s'effectue de la même façon dans les deux contes ?
C'est dans l'esprit de la fête que le conteur s'installe devant son auditoire qui consent, d'ores et déjà, à quitter l'ordinaire pour entrer dans un monde fabuleux. Dans « La Chasse-galerie » aussi bien que dans « La Bête à grand'queue », contes d'Honoré Beaugrand, ce passage du réel au surnaturel s'effectue sensiblement de la même façon. Les personnages, qui évoluent dans des conditions troubles, s'imaginent en présence d'une force diabolique. Si Satan ne se manifeste pas tout à fait dans le même esprit, il n'en demeure pas moins que ces contes sont fidèles à la mission moralisante que leur prescrit la société du XIXe siècle.
Des conditions semblables dans les deux contes nous amènent à croire que le passage du réel au surnaturel s'effectue de la même manière. L'état physiologique des personnages trouble leur perception du réel, favorisant ainsi l'intrusion du fabuleux dans leur esprit. En ce sens, la consommation d'alcool aussi bien que le sommeil sont des facteurs déterminants. Joe a bu avec ses amis būcherons : « La jamaïque était bonne. [...] J'en avais lampé une douzaine de petits gobelets, pour ma part, et sur les onze heures, je vous l'avoue franchement, la tête me tournait. » Fanfan avoue également avoir un peu bu : « Il me fallut descendre prendre un coup [...], il fallut en prendre un deuxième pour rétablir l'équilibre. » Quant à Sem, son compagnon, il est tellement ivre qu'il s'est endormi : « [...] Sem avait pris un coup de trop [...], mais les deux derniers coups le finirent complètement et il s'endormit comme une marmotte au mouvement de la charrette. » Ajoutées à leurs défaillances physiques, les conditions atmosphériques, de même que les données spatio-temporelles favorisent aussi l'intrusion du fabuleux. Le canot s'envole dans la nuit blanche, mais glaciale : « Il faisait une nuit superbe et la lune, dans son plein, illuminait le firmament [...]. Il faisait un froid du tonnerre et nos moustaches étaient couvertes de givre [...]. ». La bête à grand'queue surgit quand Fanfan et Sem se trouvent dans des conditions inquiétantes. Une tempête les surprend sur une route isolée, la nuit est noire : « La tempête éclata dans une fureur terrible. [...] La pluie tombait à torrents, le vent sifflait dans les arbres et ce n'est que par la lueur des éclairs que ma pouliche avait l'instinct de me tenir dans le milieu du chemin, car il faisait noir comme dans un four. » L'ivresse, la noirceur, le froid et la pluie contribuent donc à altérer la perception du réel des protagonistes.
Toutefois, observés d'un peu plus près, les contes divergent sur au moins deux aspects. En effet, la thématique du diable ne se manifeste pas du tout de la même façon. Dans « La Chasse-galerie », les būcherons s'entendent pour conclure un pacte avec le diable et en acceptent les conditions :
Satan ! roi des enfers, nous te promettons de te livrer nos āmes, si d'ici à six heures nous prononçons le nom de ton maître et du nôtre, le bon Dieu, et nous touchons une croix dans le voyage. À cette condition, tu nous transporteras dans les airs, au lieu où nous voulons aller, et tu nous ramèneras de même au chantier. |
Par ailleurs, dans « La Bête à grand'queue », le diable est concrètement incarné. Le champ lexical utilisé pour qualifier la bête « gueule de possédé », « rugissement infernal », « queue de possédé » montre bien que Fanfan l'associe au diable. Les épithètes et la comparaison dont Fanfan fait usage la rendent terrifiante : « [...] deux grands yeux qui brillaient comme des tisons et, tout en même temps, un éclair me fit voir un animal qui poussa un hurlement de bête-à-sept-têtes en se battant les flancs d'une queue rouge de six pieds de long ». On peut également observer que le décalage entre le temps de la fiction et le temps de la narration n'est pas du même ordre dans les deux contes. Joe raconte des événements qui se sont produits loin dans le passé : « C'était un soir comme celui-ci, la veille du jour de l'an, il y a de cela 34 ou 35 ans. » Quant à Fanfan, il raconte des faits survenus quelques jours auparavant : « Vous vous rappelez la tempête de samedi dernier. » Le décalage de temps plus long pourrait ajouter à la véracité du récit puisque plus les événements sont éloignés dans le temps, moins ils sont vérifiables. Les deux contes ne sont donc pas tout à fait identiques.
Malgré ces différences, nous pouvons tout de même affirmer que Beaugrand respecte les valeurs du XIXe siècle en ce qui a trait à la manifestation du surnaturel. En effet, ces récits remplissent bien leur fonction qui est de moraliser le peuple en rétablissant, dans la situation finale, l'ordre et l'équilibre perturbés par le phénomène fantastique. Ainsi, Fanfan réussit à se libérer de la bête, qui disparaît noyée dans les flots, en lui coupant la queue : « [...] la charogne finit par disparaître avec le courant ». Alors que Joe et ses comparses se réveillent sains et saufs, dans leur lit, le lendemain matin : « Vers les huit heures du matin, je m'éveillai dans mon lit dans la cabane, où nous avaient transportés des būcherons qui nous avaient trouvés sans connaissance, enfoncés jusqu'au cou dans un banc de neige du voisinage. » De plus, en s'impliquant eux-mêmes dans l'action, les narrateurs-conteurs cherchent à valider leurs propos. En effet, dans les deux cas, nous savons que celui qui raconte est, en fait, le personnage héros de l'intrigue. Le pronom de narration utilisé est le « je » dans les deux cas. Ayant vu et vécu eux-mêmes l'aventure, ils peuvent ainsi mieux témoigner du caractère extraordinaire de leur aventure.
Ainsi, nous pouvons dire que les conditions physiques et psychologiques particulières des héros contribuent à faire naître le surnaturel dans ces contes. Et même si, au cur de ce surnaturel, la figure du diable prend des formes différentes, il n'en demeure pas moins que les deux conteurs s'efforcent de rendre leur récit crédible. L'ordre nouveau ainsi instauré permettra subrepticement à l'imaginaire de se déployer à l'infini.