Honoré Beaugrand, La Chasse-galerie, Montréal, Les Éditions CEC, 1996, p. 22 à 25.

Extrait 1 : « La Chasse-galerie »

C'était un soir comme celui-ci, la veille du jour de l'an, il y a de cela 34 ou 35 ans. Réunis avec tous mes camarades autour de la cambuse, nous prenions un petit coup. [...] La jamaïque était bonne, - pas meilleure que ce soir -, mais elle était bougrement bonne, je vous le parsouête. J'en avais lampé une douzaine de petits gobelets, pour ma part, et sur les onze heures, je vous l'avoue franchement, la tête me tournait et je me laissai tomber sur ma robe de carriole pour faire un petit somme [...].

Je dormais donc depuis assez longtemps lorsque je me sentis secouer rudement par le boss des piqueurs, Baptiste Durand, qui me dit :

— Joe ! minuit vient de sonner et tu es en retard pour faire le saut du quart. Les camarades sont partis pour faire leur tournée et moi je m'en vais à Lavaltrie voir ma blonde. Veux-tu venir avec moi ?

— À Lavaltrie ! lui répondis-je, es-tu fou ? nous sommes à plus de cent lieues et d'ailleurs aurais-tu deux mois pour faire le voyage, qu'il n'y a pas de chemin de sortie dans la neige. Et puis, le travail du lendemain du jour de l'an ?

— Animal ! répondit mon homme, il ne s'agit pas de cela. Nous ferons le voyage en canot d'écorce à l'aviron, et demain matin à six heures nous serons de retour au chantier.

Je comprenais.

Mon homme me proposait de courir la chasse-galerie et de risquer mon salut éternel pour le plaisir d'aller embrasser ma blonde, au village. C'était raide ! Il était bien vrai que j'étais un peu ivrogne et débauché et que la religion ne me fatiguait pas à cette époque, mais risquer de vendre mon āme au diable, ça me surpassait.

— Cré poule mouillée ! continua Baptiste, tu sais bien qu'il n'y a pas de danger. Il s'agit d'aller à Lavaltrie et de revenir dans six heures. Tu sais bien qu'avec la chasse-galerie, on voyage au moins 50 lieues à l'heure lorsqu'on sait manier l'aviron comme nous. Il s'agit tout simplement de ne pas prononcer le nom de Dieu pendant le trajet, et de ne pas s'accrocher aux croix des clochers en voyageant. C'est facile à faire et pour éviter tout danger, il faut penser à ce qu'on dit, avoir l'œil où l'on va et ne pas prendre de boisson en route. J'ai déjà fait le voyage cinq fois et tu vois bien qu'il ne m'est jamais arrivé malheur. Allons mon vieux, prends ton courage à deux mains et, si le cœur t'en dit, dans deux heures de temps nous serons à Lavaltrie. Pense à la petite Liza Guimbette et au plaisir de l'embrasser. Nous sommes déjà sept pour faire le voyage mais il faut être deux, quatre, six ou huit et tu seras le huitième.

— Oui ! Tout cela est très bien, mais il faut faire un serment au diable, et c'est un animal qui n'entend pas à rire lorsqu'on s'engage à lui.

— Une simple formalité, mon Joe. Il s'agit simplement de ne pas se griser et de faire attention à sa langue et à son aviron. Un homme n'est pas un enfant, que diable ! Viens ! viens ! nos camarades nous attendent dehors et le grand canot de la drave est tout prêt pour le voyage.

— Je me laissais entraîner hors de la cabane où je vis en effet six hommes qui nous attendaient, l'aviron à la main. Le grand canot était sur la neige dans une clairière et avant d'avoir eu le temps de réfléchir, j'étais déjà assis dans le devant, l'aviron pendant sur le plat-bord, attendant le signal du départ. J'avoue que j'étais un peu troublé, mais Baptiste qui passait, dans le chantier, pour n'être pas allé à confesse depuis sept ans ne me laissa pas le temps de me débrouiller. Il était à l'arrière, debout, et d'une voix vibrante il nous dit :

— Répétez avec moi !

Et nous répétāmes :

— Satan ! roi des enfers, nous te promettons de te livrer nos āmes, si d'ici à six heures nous prononçons le nom de ton maître et du nôtre, le bon Dieu, et nous touchons une croix dans le voyage. À cette condition tu nous transporteras à travers les airs, au lieu où nous voulons aller et tu nous ramèneras de même au chantier !

Acabris ! Acabras ! Acabram !
Fais-nous voyager par-dessus les montagnes !

À peine avions-nous prononcé les dernières paroles que nous sentîmes le canot s'élever dans l'air à une hauteur de cinq ou six cents pieds. Il me semblait que j'étais léger comme une plume et au commandement de Baptiste, nous commençāmes à nager comme des possédés que nous étions. Aux premiers coups d'aviron le canot s'élança dans l'air comme une flèche, et c'est le cas de le dire, le diable nous emportait. Ēa en coupait le respire et le poil en frisait sur nos bonnets de carcajou.

Nous filions plus vite que le vent. Pendant un quart d'heure, environ, nous naviguāmes au-dessus de la forêt sans apercevoir autre chose que les bouquets des grands pins noirs. Il faisait une nuit superbe et la lune, dans son plein, illuminait le firmament comme un beau soleil du midi. Il faisait un froid du tonnerre et nos moustaches étaient couvertes de givre, mais nous étions cependant tous en nage. Ēa se comprend aisément puisque c'était le diable qui nous menait et je vous assure que ce n'était pas sur le train de la Blanche. Nous aperçūmes bientôt une éclaircie, c'était la Gatineau dont la surface glacée et polie étincelait au-dessous de nous comme un immense miroir. Puis, p'tit-à-p'tit nous aperçūmes des lumières dans les maisons d'habitants; puis des clochers d'églises qui reluisaient comme des baïonnettes de soldats, quand ils font l'exercice sur le champ de Mars de Montréal. On passait des clochers aussi vite qu'on passe les poteaux de télégraphe, quand on voyage en chemin de fer. Et nous filions toujours comme tous les diables, passant par-dessus les villages, les forêts, les rivières et laissant derrière nous comme une traînée d'étincelles.

[...]
Vers les huit heures du matin, je m'éveillai dans mon lit dans la cabane, où nous avaient transportés des būcherons qui nous avaient trouvés sans connaissance, enfoncés jusqu'au coup dans un banc de neige du voisinage.

Honoré Beaugrand, La Chasse-galerie, Montréal, Les Éditions CEC, 1996, p. 54 à 58.

Extrait 2 : « La Bête à grand-queue »

En entrant chez le père Laviolette, j'avais bien remarqué que Sem avait pris un coup de trop; et c'est facile à voir chez lui, car vous savez qu'il a les yeux comme une morue gelée, lorsqu'il se met en fête, mais les deux derniers coups de départ le finirent complètement et il s'endormit comme une marmotte au mouvement de la charrette. Je lui plaçai la tête sur une botte de foin que j'avais au fond de la voiture et je partis grand train. Mais j'avais à peine fait une demi-lieue, que la tempête éclata avec une fureur terrible. Vous vous rappelez la tempête de samedi dernier. La pluie tombait à torrents, le vent sifflait dans les arbres et ce n'est que par la lueur des éclairs que ma pouliche avait l'instinct de me tenir dans le milieu du chemin, car il faisait noir comme dans un four. Le grand Sem dormait toujours, bien qu'il fūt trempé comme une lavette. Je n'ai pas besoin de vous dire que j'étais dans le même état. Nous arrivāmes ainsi jusque chez Louis Trempe dont j'aperçus la maison jaune à la lueur d'un éclair qui m'aveugla, et qui fut suivi d'un coup de tonnerre qui fit trembler ma bête et la fit s'arrêter tout court. Sem lui-même s'éveilla de sa léthargie et poussa un gémissement suivi d'un cri de terreur :

— Regarde Fanfan ! la bête à grand'queue !

Je me retournai pour apercevoir derrière la voiture deux grands yeux qui brillaient comme des tisons et, tout en même temps, un éclair me fit voir un animal qui poussa un hurlement de bête-à-sept-têtes en se battant les flancs d'une queue rouge de six pieds de long — j'ai la queue chez moi et je vous la montrerai quand vous voudrez ! Je ne suis guère peureux de ma nature, mais j'avoue que me voyant ainsi, à la noirceur, seul avec un homme saoul, au milieu d'une tempête terrible et en face d'une bête comme ça, je sentis un frisson me passer dans le dos et je lançai un grand coup de fouet à ma jument qui partit comme une flèche. Je vis que j'avais la double chance de me casser le cou dans une coulée ou en roulant au bas de la côte, ou bien de me trouver face à face avec cette fameuse bête à grand'queue dont on m'avait tant parlé, mais à laquelle je croyais à peine. C'est alors que toutes mes pāques de renard me revinrent à la mémoire et je promis bien de faire mes devoirs comme tout le monde, si le bon Dieu me tirait de là. Je savais bien que le seul moyen de venir à bout de la bête, si ça en venait à une prise de corps, c'était de lui couper la queue au ras du trognon, et je m'assurai que j'avais bien dans ma poche un bon couteau à ressort de chantier qui coupait comme un rasoir. Tout cela me passa par la tête dans un instant pendant que ma jument galopait comme une déchaînée et que le grand Sem Champagne, à moitié dégrisé par la peur, criait :

— Fouette, Fanfan ! la bête nous poursuit. J'lui vois les yeux dans la noirceur. [...]

Et vlan! patatras! un grand coup de tonnerre éclate et voilà la pouliche affolée qui se jette à droite dans le fossé, et la charrette qui se trouve sens dessus dessous. Il faisait une noirceur à ne pas se voir le bout du nez, mais, en me relevant tant bien que mal, j'aperçus au-dessus de moi les deux yeux de la bête qui s'était arrêtée et qui me reluquait d'un air féroce. Je me tātai pour voir si je n'avais rien de cassé. Je n'avais aucun mal et ma première idée fut de saisir l'animal par la queue et de me garer de sa gueule de possédé. Je me traînai en rampant, et, tout en poussant un rugissement infernal, je fis un bond de côté et l'attrapai par la queue que j'empoignai solidement de mes deux mains. La bête, qui sentait bien que la tenais par le bon bout, faisait des sauts terribles pour me faire lācher prise, mais je me cramponnais comme un désespéré. Et cela dura pendant au moins un quart d'heure. Je volais à droite, à gauche comme une casserole au bout de la queue d'un chien mais je tenais bon. J'aurais bien voulu saisir mon couteau pour la couper, cette maudite queue, mais impossible d'y penser tant que la charogne se démènerait ainsi. À la fin, voyant qu'elle ne pouvait pas me faire lācher prise, la voilà partie sur la route au triple galop, et moi par derrière, naturellement.

Je n'ai jamais voyagé aussi vite que cela de ma vie. Les cheveux m'en frisaient en dépit de la pluie qui tombait toujours à torrents. La bête poussait des beuglements pour m'effrayer davantage et, à la faveur d'un éclair, je m'aperçus que nous filions vers le pont Dautraye. Je pensais bien à mon couteau, mais je n'osais pas me risquer d'une seule main, lorsqu'en arrivant au pont, la bête tourna vers la gauche et tenta d'escalader la palissade. La maudite voulait sauter à l'eau pour me noyer. Heureusement que son premier saut ne réussit pas, car, avec l'erre d'aller que j'avais acquise, j'aurais certainement fait le plongeon. Elle recula pour prendre un nouvel élan et c'est ce qui me donna ma chance. Je saisis mon couteau de la main droite, et, au moment où elle sautait, je réunis tous mes efforts, je frappai juste et la queue me resta dans la main. J'étais délivré et j'entendis la charogne qui se débattait dans les eaux de la rivière Dautraye et qui finit par disparaître avec le courant. Je me rendis au moulin où je racontai mon affaire au meunier et nous examināmes ensemble la queue que j'avais apportée. C'était une queue longue de cinq à six pieds, avec un bouquet de poil au bout, mais une queue rouge écarlate; une vraie queue de possédée, quoi !

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